ici, la brise de fin d’aprèm avait des fragrances de couleurs : le vert frais du gazon parfaitement tondu, le bleu pâle corrosif de la piscine chlorée, en note de fond l’odeur rose-orangée du sable, le désert au lointain et son soleil couchant ;
somme toute le doux parfum du bon vivre bourgeois.

c’était cela l’endroit. le concept du lieu. à Millden l’on n’avait pas de vrai country club mais un équivalent qui se vantait d’en être. au centre de la parcelle - à laquelle on n’accède qu’à condition d’être membre - trônait une bâtisse blanche aux allures métissées, mi-coloniale mi-provençale, et dont tout l’alentour étalait des pelouses aux brins d’herbe si gras qu’ils semblaient synthétiques. dedans l’on y trouvait des salons en pagaille, aux usages divers, où l’on pouvait se faire servir les verres au choix, y causer des finances, politique ou philo, y conter les ragots… les nantis du quartier y venaient pour flâner et sinon prenaient l’air pour flâner là encore - seulement, en extérieur - au bord du grand bassin liseré de chaises longues, par exemple, ou sur le court de tennis, sous des pins parasols ; l’entièreté du terrain, quelque part, servait l’oisiveté. une oisiveté payante, et “select” ; forcément.

par conséquent devrait-il s’y sentir chanceux, Royal !
de s’y trouver ce jour, d’y avoir un transat ;
et pourtant, pas vraiment.

étendu sur l’un d’eux, à deux pas de la pool, il se sent à sa place et redevable en rien. les rayons de six heures et demi l’éclaboussent, lui font comme une tache d’or à son front et ses joues - à son poitrail, aussi, puisqu’il avait défait sa chemise plus tôt - le bénissaient gentils ; et lui, plein de superbe, ne les remercie pas.
pourquoi faire ? son invite, il la devait à Debra - Debra Jones - une trentenaire rencontrée la semaine dernière. elle l’avait convié au détour d’un échange à l’épicerie du centre - trimbalait sa raquette en même temps qu’un panier - Royal, en voyant ça, releva le détail ; oh mais, vous jouez aussi ? qu’il lança l’air ravi ; écoutez, ça tombe bien, je viens de m’installer et je cherche quelqu’un pour renvoyer la balle ; ça vous dit prochainement ? qu’on se fasse une partie ; Debra, très enchantée, acquiesça sur-le-champ ; dès le lendemain soir, Royal avait un pass.
depuis, il allait et venait à l'East club à sa guise - sa seule obligation étant de ne pas dire non, jamais, quand Debra quémandait quelques matchs en trois sets. de son point de vue rogue, c’était un deal correct.

enfin. pour dire qu’à part cette dette n’en a-t-il aucune autre,
et ce envers quiconque ; surtout pas envers toi
qui lui viens maintenant.

allongé d’où il est Royal ressent ton ombre, d’abord, lui cacher la lumière ; t’entend parler ensuite d’une voix familière. une pincée de secondes s’écoulent sans un geste, ni la moindre réplique, comme s’il se prélassait trop pour faire un effort - te toise en vérité à l’abri des lunettes, aux carreaux noirs opaques - et puis, il te sourit. après tout l’avais-tu baptisé joliment - bel inconnu - et le surnom lui plaît ;

en bel inconnu donc qu’il daigne se tenir : il se redresse, paisible, pour être assis plutôt et t’observer de face - quand bien même tu surplombes, te regarde en égal - finit par découvrir ses yeux d’une main leste pendant que sa deuxième serre poliment la tienne. la poigne est ferme, autant qu’aérienne ; comme son timbre tout de suite, bien le bonjour à vous...

et vous êtes similaires, il pense. une fois qu’il t’a sondé ça lui semble évident. pas tellement d’apparence, non - c’est plus subtil que ça - au niveau de l’aura qu’il y a quelque chose, une aisance analogue ; la longueur de vos ondes flairait l’affinité.

à ceci s’ajoutait ta prestance d’illustre, ton aspect de personne déjà-vue dans la vie ; tout en réfléchissant qu’il se présente alors, Royal Rockefeller, enchanté - et vous êtes… dans un coin de sa tête, il en est sûr - s’éclaire soudain, vous êtes sur la jaquette d’un de mes trente-trois tours ! ah je le savais, je le savais, satisfait de lui-même il te lâche délicat, récupère son bourbon oublié sur la table juste à côté du siège, d’habitude je ne suis pas un immense fan d’Elvis - mais votre featuring ? une pépite, marque une pause - le temps de boire et de piocher une cigarette - sans s’habiller la bouche car il reprend ses mots, une pépite. et je ne dis pas ça par courtoisie, vraiment - Presley m’excite peu quand il ne m’agace pas - tandis qu’avec vous, il te désigne, toi - le filtre entre ses doigts, on dirait qu’il te braque comme le font les enfants - avec vous je le supporte. et même, je l’apprécie. ponctué d’une risette et d’un merci pour ça. sur ce qu’il sort son feu et fume sans plus jaser, comme s’il était repu, rassasié de ses verbes ;
comme s’il avait mangé de sa propre parole ;
comme un roi.